Mémoires du prince de Ligne
avec une préface de Chantal Thomas
Mercure de France, Le Temps retrouvé, 2004)
Le manège enchanté d’un « esprit assez couleur de rose »
J’aime le prince de Ligne, parce qu’il ne me ressemble pas. J’aime sa gaieté, son esprit, son refus de la mélancolie et de la nostalgie, son exotisme aussi. Qu’avons-nous en effet aujourd’hui en commun avec ce feld-maréchal qui connut son baptême du feu à 22 ans, dont la noble famille est une des plus anciennes du Hainaut, et remonte jusqu’au XIe siècle ? Enfant, il a admiré le Grand Condé et le roi de Suède Charles XII, connu pour sa vaillance et ses exploits militaires : « J’étais fou d’héroïsme. Charles XII et Condé m’empêchaient de dormir. […] Je me faisais déjà un bonheur inexprimable de n’être reconnu qu’après les faits les plus éclatants », annonce-t-il dans les premières pages de ses Mémoires, écrits comme une succession de fragments non datés, ce qui leur donne des airs de croquis croqués sur le vif et à croquer par le lecteur. Il s’en explique dans les deux préfaces de ce qu’il appelle ses « Posthumes » : « Je n’entendrai pas les reproches de mes lecteurs de ce qu’il n’y a point d’ordre ni de dates dans tout ceci, puisque je n’y serai plus (« C’est un mort qui parle » : ainsi commence la préface du 1er mai 1797).
J’ai quelquefois écrit ce que je me suis rappelé, quelquefois ce que j’ai vu, fait, dit ou pensé dans le moment. C’est plus commode pour eux que pour moi : on peut ouvrir ce livre-ci, le fermer quand on veut et n’en prendre qu’à son aise ». Cet homme pressé fournit ensuite au pas de course une chronologie qui devrait permettre à ceux que l’absence de dates chagrine de s’y retrouver un peu dans ses 47 « cahiers », et se justifie avec une lucidité désabusée et une modestie qui ne semble pas feinte : « Condé, Turenne, Eugène pouvaient écrire l’histoire de leur vie, mais tous ceux qui n’ont pas une grande part à ce qui se passe dans le monde peuvent tout au plus en écrire quelques fragments pour s’amuser et quelquefois amuser les autres en leur rapportant celui qui n’existe plus ». Le prince de Ligne inaugurant une lignée qui conduirait jusqu’à Roland Barthes, procédant lui aussi par fragments ? J’aime cette liberté à l’égard des dates, qui est tout le contraire de l’hystérie. Moi qui suis une maniaque de la date, de l’heure même à laquelle j’écris telle ou telle entrée de mes carnets, tel ou tel courrier, et qui m’inscrirais plutôt dans la lignée de Rétif de la Bretonne, ce grand hystérique, fou de dates, d’ « inscriptions », inventeur du journal dans son sens moderne, j’aime et j’envie le détachement du prince de Ligne, qui ne s’abandonne jamais ou presque au ressassement d’un événement douloureux, ou à la commémoration hystérique et morbide. J’ai tenu dans mon adolescence un calendrier de mon premier amour. C’est bien plus tard que j’ai appris que Rétif était l’auteur d’un livre intitulé Mon Calendrier. Je crois qu’on touche là une des lignes de partage entre l’écrivain qu’est le prince de Ligne, souverainement libre de sa mémoire qui ne lui est jamais douloureuse, ou si peu, et le graphomane qu’est Rétif, empêtré dans les dates, et qui n’écrit finalement jamais au présent, jamais à neuf.
Si l’histoire de l’enfance naît au XVIIIe siècle, ce n’est pas grâce au prince de Ligne, qui est sur ce point une sorte de Rousseau à l’envers : « Mon père ne m’aimait pas. Je ne sais pas pourquoi, car nous ne nous connaissions pas. Ce n’était pas la mode alors d’être bon père ni bon mari. Ma mère avait grand peur de lui. Elle accoucha de moi en grand vertugadin, et elle mourut de même quelques années après, tant il aimait les cérémonies et l’air de dignité. […] L’année de ma naissance me paraît extrêmement incertaine » (c’est le 23 mai 1735 qu’il naît et le 27 décembre 1739 que sa mère meurt). Le ton est glacé, distant, presque ironique. Comme j’aime ce détachement ! Aujourd’hui, n’importe quel auteur en tirerait bien trois volumes d’apitoiement, de récits douloureux, de deuils impossibles, de récriminations pleines de larmes contenues, et ça se vendrait comme des petits pains, grâce à la complicité de la télévision, dans une sorte de complaisance au carré. Ou bien on en prendrait pour vingt ans de divan ou de Prozac. J’aime la belle humeur de cet homme qui tourne rapidement la page sur son enfance, et j’aimerais avoir comme lui cette capacité à aller de l’avant vers ce qui vaut la peine d’être vécu, au lieu de sacrifier au catéchisme moderne : « Mon papa ceci, ma maman cela, et gna gna gna et gna gna gna ».
De cette relation désastreuse ou inexistante avec son père, il donne un résumé glacé et glaçant : « Quand je fus fait colonel de son régiment, je lui en donnai part. Voici ce qu’il me répondit : " Il était déjà assez malheureux pour moi, monsieur, de vous avoir pour mon fils, sans avoir celui de vous avoir pour colonel " ». Il n’est guère plus prolixe sur ses années d’apprentissage, dans lesquelles il privilégie le récit de l’éveil à la vie sensuelle et sexuelle. Très vite, il lit les livres libertins que laisse traîner son maître au collège de Louis-le-Grand : « La nature commençait à m’expliquer une partie de mes réflexions et de mes lectures. Je n’en pouvais faire d’applications que sur moi-même ». Quel art de l’ellipse et de la suggestion, quelle liberté de la plume et des sens, si on pense aux scènes de lecture pleines de pathos et de bonne conscience du jeune Jean-Jacques avec son père, et à toute sa mauvaise honte quand il évoque le « dangereux supplément » ! On le confie à un autre maître qui passe son temps à cheval : « Cependant pendant ses cavalcades et surtout son exercice de manège (car il était officier de cavalerie), je m’échappais quelquefois et voulus, sans pouvoir réussir, mettre en pratique avec les petites filles de mon âge la théorie de mon gouverneur précédent. Mais, maladroit dans les expériences que je voulais faire, je fus forcé de retourner à celles qui ne dépendaient de personne que de moi ». N’importe ; il apprendra vite et son galop sera alors effréné, consacré ou non par les liens sacrés du mariage : « Huit jours après j’épousai. J’avais dix-huit ans et ma petite femme en avait quinze. Nous ne nous étions rien dit. C’est ainsi que se fit ce qu’on prétend être la chose la plus sérieuse de la vie. Je la trouvai bouffonne pendant quelques semaines, et ensuite indifférente ». On appréciera la construction intransitive du verbe « épouser », d’une brutalité qui se passe de tout commentaire. Une page plus loin, trois semaines après, il relate sa « première infidélité ». Le vrai bonheur commence à la page suivante, au présent de narration qui lui donne plus d’éclat encore : « On m’envoie à ma garnison. Je monte ma première garde : c’est le plus beau jour de ma vie ». Cet écrivain a le sens de la formule et des bons mots. Après une altercation à Amsterdam, il se promet « de ne jamais retourner dans ce maudit pays de canards, de canaux et de canailles ». Les cuistres appellent cette figure une paronomase, les autres s’enchantent d’une telle gaieté dans l’expression. Il note ailleurs : « On n’est plus jeune à présent. On préfère le genre Caton au genre catin ». Un exemple encore de ce goût exquis pour les mots, de ce style tout en finesse qui éblouit le lecteur : « Le conseil jacobiniste qu’on a donné à l’empereur pour qu’il ne soit pas entouré de ceux qui sont payés pour lui être attaché, chasse les pensionnés.
C’est passionné que je suis. On s’est trompé sur le mot » (début du cahier IX). Cet auteur a l’art des inventaires et des listes, et les amateurs de Perec feraient bien de s’y arrêter : liste de noms de célébrités littéraires, liste de pays où il a séjourné, liste des sommes qu’il a dépensées, liste des épitaphes qu’il souhaite voir écrites sur sa tombe, liste des animaux au milieu desquels il a vécu : « Entre mes deux âges de mes goûts pour les bêtes, j’en ai eu pour d’autres qui souvent ne les valaient pas ». Sa belle humeur lui fait même dresser la « liste de [s]es petits malheurs », non sans avoir précisé juste avant : « Il y a une telle compensation de bien et de mal dans ce monde que je crois devoir mon bonheur à mille petites contrariétés. C’est peut-être comme cela que j’ai échappé à tant de dangers, et que je me porte si bien ». Il s’adresse directement à Rousseau au début du cahier XXVI, et balaie son « entreprise » d’un revers de main, mais justifie ses anecdotes par le plaisir qu’il a à lire « les souvenirs de Mme de Caylus, les mémoires de la mère du Régent et toutes les petites histoires de Saint-Simon » (Cahier VI). On n’en finirait pas de citer toutes les saillies, anecdotes, saynètes, tous les dialogues et les bons mots de cet esprit brillant et vif qui déclare dans le cahier XLI : « Je n’aime pas la mélancolie à la mode, ou le trop d’imagination pour le peu d’esprit qu’on a souvent. C’est faute d’en avoir qu’on se donne l’air de penser ; et on est pensif au lieu d’être penseur ». Il a aimé les mascarades, il s’est travesti en femme dans des fêtes, il a adoré les « parties de traîneau », et côtoyé toutes les têtes couronnées de cette époque. Pour tout comprendre, saisir toutes les allusions, il faudrait lire toutes les notes, ou avoir été premier prix au Concours général en Histoire. Peu importe : on se laisse entraîner dans ce tourbillon d’un écrivain vif qui ne s’attarde jamais sur le malheur, qui ne l’a pourtant pas épargné : « Je perdis un joli enfant de neuf ans, je crois, qui s’appelait François. Il aurait été aussi beau que Louis. J’en parle dans mes œuvres imprimées ». Son fils Charles est tué sur le champ de bataille en 1792.
L’honnêteté veut qu’on prévienne le lecteur qu’il n’échappera peut-être pas toujours à l’ennui. On s’y perd parfois entre les rois, les reines, les empereurs, les impératrices, comme si on lisait un récit de voyage en Patagonie, tant cette vie de cour nous est devenue étrangère. Mais quel plaisir on trouve au bout du compte à lire cet auteur qui nous rappelle que la générosité est une vertu aristocratique, comme l’avait montré La Rochefoucauld avant lui, et non, comme on la considère aujourd’hui, la tare des hypersensibles, que l’on commence par admirer pour leur délicatesse, dont on profite par opportunisme, et que l’on finit par leur reprocher quand on ne peut y répondre que par l’ingratitude, faute d’être à la hauteur. Ces Mémoires du prince de Ligne se donnent à lire à hauteur d’homme, et ces livres-là sont de plus en plus rares.
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Cette chronique est parue dans le numéro 18